Le «chantier» de l’approche appréciative
Les institutions qui s’occupent du financement de la société civile au niveau de l’Europe, ainsi que dans nos pays respectifs, se sont attachées, il y a plusieurs décennies, à diffuser l’approche «problem solving». C’était nécessaire étant donné qu’à l’époque les acteurs du monde associatif ne comprenaient pas très bien ce mode de pensée, voire le négligeaient complètement. Alors, la démarche de «résolution de problèmes» a d’abord généré du progrès. Mais elle a été ensuite propagée et imposée de manière obsessionnelle jusqu’à devenir la seule acceptée. Aujourd’hui, la résolution de problèmes est «hégémonique»! C’est une façon particulière de concevoir nos projets, mais les acteurs de la société civile sont tenus de l’appliquer en permanence, partout, quelles que soient leurs missions.
L’hégémonie du «problem solving»
En raison de l’exigence formelle des financeurs, la résolution de problèmes est devenue le mode de penser de tout acteur de la société civile qui a besoin de financements pour remplir sa mission. Pour espérer obtenir les fonds nécessaires, tout projet développé par des associations, des fondations, des réseaux de plaidoyer, doit impérativement s’aligner strictement à la logique de la résolution de problèmes.
Vous voulez vous en convaincre ? Prenez le formulaire de n’importe quelle demande de subvention de ces dernières années et vous remarquerez qu’il commence par une rubrique qui demande à l’appliquant de justifier le «problème» ou le «besoin» que son projet vise à adresser. En d’autres termes, quel que soit le projet qu’on veut réaliser, celui-ci devra nécessairement combler un «manque», une «lacune», un «déficit», lever un «obstacle», un «dysfonctionnement», réparer quelque chose qui «va mal».
En raison de l’hégémonie de l’approche problem solving, toutes nos organisations s’alignent aujourd’hui sur une exigence implicite de tous les bailleurs de fonds, que l’on pourrait formuler comme suit : «Occupez-vous exclusivement des choses qui ne fonctionnent pas dans vos contextes et laissez les choses qui ne présentent pas des problèmes identifiables évoluer d’elles-mêmes, spontanément, sans y toucher !» Or, en laissant toutes les choses qui ne présentent pas des problèmes spécifiques évoluer d’elles-mêmes, nous passons à côté d’un très large éventail de manières d’appréhender notre réalité. Il y a là une perte d’opportunités d’être utiles aux autres ou de nous développer !
«Problem solving» avec modération, c’est bénéfique ; mais «problem solving» en excès (comme c’est le cas aujourd’hui !) présente un certain nombre de conséquences négatives. Parmi elles, celle-ci intéresse tout particulièrement notre communauté de pratique, ClimateCommons.eu : si les acteurs de la société civile focalisent leur attention exclusivement sur les problèmes (faiblesses, déficits, besoins, obstacles, lacunes), cela rend impossible de développer des projets en partant des «points forts» (expériences positives, ressources précieuses, compétences, motivations des acteurs) existants dans nos organisations, nos territoires, nos communautés. Or, c’est justement ce que vise l’approche «appréciative».
La démarche appréciative comme alternative
Tout collectif humain (organisation, communauté), s’il fonctionne, c’est qu’il possède certains atouts, forces, ressources précieuses qui lui donnent son élan, son énergie, qui lui permettent d’exister et d’avancer. Contrairement à la démarche centrée sur les problèmes, qui ignore par principe ce «noyau positif», l’approche appréciative l’identifie systématiquement, se centre sur lui, le met en valeur, le développe de manière proactive.
Quelle est notre prémisse, en tant qu’acteurs de la société civile qui choisissons d’utiliser le mode de penser appréciatif ? Que nos territoires, nos communautés, nos organisations ne doivent pas toujours être «réparés» ! Lorsque les forces d’un collectif humain sont identifiées et qu’on sait les mettre en action, celui-ci pourra enregistrer une transformation positive considérable. Grâce à cette transformation, le collectif respectif évoluera vers un stade de développement supérieur où les «problèmes» initiaux ne sont plus d’actualité. Et les «solutions», qu’auraient été préconisées par l’approche problem solving, deviendraient inutiles. Donc, dans une perspective appréciative, les problèmes existant à un certain moment dans un collectif humain, même s’ils ne sont pas adressés et résolus directement, ils peuvent être «dépassés», «surmontés».
L’approche appréciative n’est qu’une des alternatives possibles au «problem solving». Mais je ne commente pas ces diverses alternatives, car notre «chantier» actuel, dans la communauté ClimateCommons.eu, concerne une seule parmi elles: la démarche appréciative.
ClimateCommons.eu s’est attachée à développer la démarche appréciative essentiellement pour deux raisons. D’une part, parce qu’elle est particulièrement pertinente pour les Tiers Lieux. Ceux-ci se développent assez généralement en capitalisant sur les forces, les ressources, les attitudes positives, les motivations, les compétences que possèdent les personnes qui les créent. Les Tiers Lieux sont des sociosystèmes innovants qui se développent en regardant davantage vers les opportunités qu’offre l’avenir, plutôt que vers les problèmes légués par le passé. Alors, le «problem solving» est un cadre de réflexion qui ne pourrait nous offrir qu’une faible compréhension du «phénomène Tiers Lieux». La deuxième raison est que l’approche centrée sur les problèmes a été largement utilisée, pendant des décennies, dans le domaine qui nous intéresse particulièrement: «l’Éducation au Changement climatique». Or, comme on le constate aujourd’hui, elle n’a pas donné de résultats satisfaisants. Nous considérons qu’il est temps aujourd’hui que l’éducation au climat soit renouvelée! Et on ne peut faire cela qu’en expérimentant des approches alternatives, en permettant la diversité des apprentissages et des initiatives, en ouvrant notre espace mental.
«La difficulté majeure n’est pas de comprendre les nouvelles idées, mais de se débarrasser des anciennes», observait J. M. Keynes. Nous aussi croyons que le défi majeur pour ceux et celles qui commencent à utiliser la démarche appréciative n’est pas de la comprendre, mais de résister au réflexe de passer dans le mode «résolution de problème», qui nous a été inculqué au cours du temps. J’ai essayé ici de vous donner quelques raisons pour le faire…
Au lieu de conclure
Notre «chantier» de l’approche appréciative étant à peine ouvert, je n’ai pas encore des conclusions formelles. J’espère qu’on en tirera quelques unes ensemble, au cours des projets appréciatifs qu’on réalisera. Mais on peut en tirer quelques enseignements en jouant avec une analogie…
Selon quelques points de vue, une «manière de penser» est comme une «espèce de plante». Toutes deux germent sur un sol fertile, puis croissent, se multiplient et tendent à se répandre dans leur écosystème. Lorsqu’elles rencontrent d’autres pensées ou d’autres plantes, elles ont en face deux possibilités. Les considérer immédiatement comme des «concurrents». Alors leur seule préoccupation sera de les éliminer, radicalement. C’est cette attitude qui définit une pensée ou une plante, lorsqu’elles deviennent «envahissantes». Sinon, l’autre option est de considérer que ces autres pensées ou plantes, précisément parce qu’elles sont différentes, contribueront à la santé de l’écosystème commun et méritent leur place sous le soleil. Cette attitude caractérise les pensées ou les plantes qui se maîtrisent, qui ont «l’art de l’autolimitation», indispensable pour convivre et prospérer ensemble.
Comment «pense» une plante et que pouvons-nous apprendre d’elle ?
– Une plante, si elle est bénéfique, ne domine pas son écosystème pour ne pas en monopoliser toutes les ressources, ce qui empêcherait les autres plantes de prospérer. De même, une manière de penser particulière, même si elle est la nôtre, ne devra pas chercher à occuper tout l’espace intellectuel, rendant difficile l’émergence ou l’acceptation d’autres approches et perspectives.
– Une plante bénéfique favorise la croissance d’autres plantes en protégeant et en nourrissant leur sol commun. Par exemple, une plante fixatrice d’azote améliore la qualité du sol, ce qui profite à d’autres plantes. Notre mode de penser devra favoriser le développement de l’espace public, qui rend possibles la discussion et la délibération dans la société. Les autres modes de penser pourront alors bénéficier de la «fertilité» de l’espace public.
– Une plante bénéfique soutient d’autres plantes parce qu’elle sait qu’accroître la biodiversité dans son écosystème ça rend celui-ci plus résistant aux «chocs» extérieurs. Notre pensée devra pratiquer le dialogue, stimuler d’autres idées et façons de penser, pour former ainsi un environnement intellectuel plus pluraliste et complexe, donc moins vulnérable à la propagation des idéologies.
– Une plante bénéfique s’autolimite, évite d’«envahir» les autres plantes. Une plante envahissante, qui se répand partout, sera très difficile à éradiquer sans affecter le milieu environnant. Notre mode de penser devra aussi s’autolimiter, en prenant soin de préciser son «domaine de validité». Car, une pensée «valable partout», c’est par définition une «idéologie». Or, quand une idéologie s’ancre profondément dans une société, il est extrêmement difficile de l’extirper sans affecter globalement l’esprit collectif.
Alors, qu’il s’agisse des plantes dans la nature ou des modes de penser dans la société, accroître leur diversité et leur interactions a des conséquences bénéfiques. Aussi bien notre société civile, que notre écosystème naturel, ont besoin de variété, d’élan et d’équilibre pour fonctionner de manière optimale aujourd’hui, mais aussi pour mieux s’adapter aux défis futurs.
La perspective du dérèglement climatique nous impose de favoriser, tant dans la société, que dans notre milieu naturel, des environnements diversifiés, pluralistes, relationnels capables d’une part de trouver des solutions à nos problèmes. Mais aussi d’activer nos forces, nos ressources latentes, nos synergies! Ce dernier est le programme de l’approche appréciative!
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Sur le chantier de l’approche appréciative, nous avons développé le guide «Appreciative Design for Climate Activism in Third Places». C’est un commun éducatif, ouvert à tous et à toutes, disponible ici.
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